Avez-vous déjà entendu l’affirmation « La psychanalyse n’est pas évaluable » ?
C’est en réaction que nous nous penchons ici sur l’évaluation des psychothérapies, en prenant pour exemple les psychanalyses, mais sans que nos explications se restreignent à celles-ci.
En préalable, qu’est-ce que « la psychanalyse » ? Sans chercher à la définir de manière générale, je précise que l’article suivant ne concerne pas la pratique dialectique s’adressant à des politiciens, des stars du show-biz, et à tout autre adulte en relative bonne santé disposant de temps et d’argent, et consistant à les écouter parler de leur mal-être et de leurs interrogations existentielles et à en donner des interprétations. Je n’ai d’ailleurs pas connaissance que qui que ce soit cherche à évaluer ce genre de pratiques, et de fait cela n’a pas grande importance. Cet article parle de la psychanalyse comme forme de psychothérapie, ayant pour ambition de soigner des personnes (enfants ou adultes) ayant de véritables troubles mentaux ou cognitifs (au sens le plus large du terme), et opérant donc dans le champ de la psychiatrie et de la psychologie clinique. Lorsqu’une pratique affiche (même implicitement) l’ambition de soigner des troubles, on conçoit mieux qu’il soit légitime de soulever la question de son évaluation.
Notons pour commencer que le discours selon lequel la psychanalyse n’est pas évaluable est en conflit direct avec le discours (parfois issu des mêmes personnes) selon lequel la psychanalyse marche. Si l’on peut affirmer que la psychanalyse marche, c’est bien qu’elle a été évaluée, et que le résultat de l’évaluation est positif. Elle est donc évaluable. Simplement, c’est le mode d’évaluation qui est débattu.
Malheureusement, c’est aussi ce que disent les homéopathes, les acupuncteurs, les imposeurs de main, les karmathérapeuthes, les rebirthers, les mediums, les exorcistes, les sorciers vaudous… Même si l’on ne peut pas déclarer la culpabilité par association, ce genre d’argument doit immédiatement éveiller en nous un minimum de scepticisme. Considérons donc plus sérieusement l’affirmation.
Il est utile pour cela de faire un détour par la médecine. Car la médecine n’a pas toujours été la médecine scientifique, fondée sur des preuves*, que nous tenons pour acquise aujourd’hui. Rappelons-nous la saignée, cette pratique consistant à vider le patient d’une partie de son sang, utilisée depuis la Grèce antique pour traiter une très grande variété de maux. Bien évidemment, la saignée n’a jamais rien soigné : elle avait pour effet objectif de détériorer l’état des patients, parfois jusqu’à la mort. Pourtant, cette pratique, adoptée par la médecine occidentale, n’a été sérieusement remise en cause qu’au début du 19ème siècle (cf. l’article de Simon Singh et Edzard Ernst). Imaginez : 2000 ans pour se débarrasser d’une pratique médicale dangereuse ! Pendant tout ce temps, des médecins l’ont pratiquée, en ont observé les effets sur leurs patients, et sont restés convaincus qu’elle était bénéfique. Comment est-ce possible ? Tous ces gens qui se prétendaient médecins étaient-ils donc idiots ou criminels ? Certainement pas. Les connaissances dont ils disposaient étaient certes très incomplètes, mais il y avait parmi eux de fins cliniciens, observateurs et soucieux du bien-être de leurs patients. Et pourtant, ils ont été incapables de se rendre compte des effets désastreux de la saignée.
Quels enseignements peut-on tirer de cet épisode ? Premièrement, la simple observation des patients par les cliniciens (médecins ou autres professionnels de santé) ne leur suffit pas à avoir une évaluation objective de l’évolution de leur état de santé. En effet, les observations informelles sont biaisées par les attentes des cliniciens, de telle sorte que lorsqu’ils sont convaincus de l’efficacité d’un traitement, ils ont tendance à en surestimer les bénéfices observés et à en ignorer les effets délétères. Deuxièmement, quand bien même les cliniciens se donnent les moyens d’évaluer objectivement l’état de leurs patients, ils n’ont aucune possibilité de déterminer si l’évolution de leur état est due au traitement prescrit ou à d’autres facteurs. En effet, dans la plupart des maladies, l’état des patients s’améliore spontanément avec le temps, sans que cela ait quoi que ce soit à voir avec le traitement. C’est encore plus évident pour les troubles mentaux de l’enfant : avec le temps, l’enfant se développe, et en se développant ses capacités cognitives et son comportement s’améliorent naturellement. La conclusion, c’est que s’ils ne s’appuient que sur leurs propres observations informelles de leurs patients, les cliniciens courent le risque de se leurrer sur l’effet des traitements prescrits.
On pourrait croire que ce risque, patent pour les médecins d’antan pratiquant la saignée, n’est plus de mise aujourd’hui où les médecins reçoivent une solide formation scientifique. Mais la formation des cliniciens n’y suffit pas. Ne voit-on d’ailleurs pas encore nombre de médecins prescrivant des granules homéopathiques, en observant les effets sur leurs patients, et se renforçant dans leur conviction que ces pilules ont le pouvoir d’améliorer leur état (envers et contre toutes les données scientifiques) ? C’est donc un fait incontestable que lorsque des cliniciens, même bien formés, disent observer les effets bénéfiques d’un traitement sur leurs patients, ils ont toutes les chances de se leurrer. Ce fait est aujourd’hui largement reconnu et même démontré expérimentalement, et il est dû à des biais psychologiques qui sont par ailleurs bien connus (observations subjectives influencées par les attentes, estimation incorrecte des probabilités, biais de confirmation, mémoire sélective, non prise en compte de l’évolution spontanée, etc.). C’est précisément pour cette raison que l’on a mis au point des protocoles permettant d’évaluer objectivement l’effet des traitements en déjouant les multiples sources de leurres. C’est cette approche qui a pris le nom de médecine fondée sur des preuves, qui est aujourd’hui le standard incontournable de toute la médecine.
Le point épistémologique plus général qu’illustre l’exemple de la saignée est qu’il ne suffit pas, pour prouver une hypothèse, de trouver des données qui semblent compatibles avec elle. Encore faut-il parvenir à montrer que des hypothèses alternatives n’expliquent pas aussi bien ou mieux les données en question. Autrement dit, il ne faut pas juste chercher des données qui sont compatibles avec l’hypothèse (on peut toujours en trouver), il faut imaginer d’autres hypothèses, expliciter les prédictions respectives des différentes hypothèses en concurrence, et chercher des données qui permettent de tester ces prédictions là où elles diffèrent, et par conséquent de départager les différentes hypothèses. C’est l’essence même de la démarche scientifique.
Dans le cas de l’hypothèse de l’efficacité d’un traitement, qui semble corroborée par les observations d’un clinicien, il est donc indispensable de considérer toutes les hypothèses alternatives suivantes :
- Les observations rapportées par le clinicien ne correspondent pas à la réalité de l’évolution du patient (parce que le clinicien utilise des mesures de l’état du patient non fiables ou inappropriées, ou parce qu’il est aveuglé par son hypothèse et recueille ou mémorise sélectivement les observations).
- L’amélioration des patients est sans lien causal avec le traitement du clinicien, elle correspond juste à l’évolution spontanée de la maladie avec le temps ou avec le développement (de l’enfant), ou encore elle est due à des facteurs distincts du traitement (par exemple, modifications dans l’environnement du patient, autre traitement reçu).
- Le ou les patients dont la réponse au traitement est rapportée n’est pas représentatif (du trouble qui lui est diagnostiqué), son état s’est amélioré pour des raisons totalement idiosyncrasiques, mais ce résultat n’est pas généralisable à d’autres patients.
- L’amélioration de l’état des patients est due au fait que le clinicien s’est occupé d’eux et les a convaincus de l’efficacité du traitement, mais pas à la nature spécifique du traitement (effet placebo).
- L’amélioration de l’état des patients est inférieure à celle pouvant être obtenue à l’aide d’un autre traitement connu.
- L’état des patients doit être évalué avant et après traitement, afin de mesurer l’évolution de leur état. C’est l’évidence même, et ce point n’est contesté par personne, puisque même les cliniciens qui affirment « qu’on voit bien que ça marche » se réfèrent implicitement à leurs observations de l’évolution de leurs patients.
- L’état des patients doit être évalué de manière systématique et objective. Systématique, car il faut bien évaluer et rapporter l’état de tous les patients, et pas seulement de ceux qui semblent se conformer à l’hypothèse. Objective, c’est-à-dire d’une manière qui ne dépende pas des croyances et des interprétations du clinicien, sans quoi le résultat va inévitablement avoir tendance à se conformer à ses attentes, sans pour autant que l’état des patients s’améliore réellement. Cette exigence conduit généralement à ce que l’évaluation de l’état des patients soit menée par une personne différente du thérapeute, qui n’a pas d’intérêt personnel dans le résultat de l’évaluation.
- L’évaluation doit porter sur de multiples patients : car ce qui a réussi à un patient unique (si tant est que cela puisse être établi) n’a pas d’intérêt si cela ne se généralise pas à d’autres patients. L’objectif de la médecine (et de la psychologie) n’est pas juste de gloser sur les réussites passées présumées, c’est surtout de traiter les patients futurs. Il faut donc être en mesure de montrer que l’approche proposée bénéficie à plusieurs patients, et tenter de préciser comment on détermine les patients à qui l’approche bénéficie.
- L’état des patients doit être quantifié. C’est une nécessité à partir du moment où l’on traite des données de groupes (point 3), car on a besoin d’estimer l’effet global du traitement sur l’ensemble du groupe (une moyenne), et de le comparer à celui d’autres groupes (cf. point 5 ci-dessous). Pourquoi ne peut-on pas se contenter d’évaluations qualitatives ? Parce qu’à moins qu’elles soient toutes très similaires entre les patients d’un même groupe, il n’y a pas moyen de résumer des évaluations qualitatives pour l’ensemble du groupe. Et à moins que les évaluations qualitatives soient radicalement différentes entre les deux groupes, sans aucun recouvrement, alors il n’y a pas moyen de comparer l’évolution des deux groupes. Seules des distributions de nombres peuvent être rigoureusement comparées, en utilisant des outils statistiques. Les évaluations qualitatives ne peuvent à la rigueur permettre de telles comparaisons que lorsque les effets des traitements sont très homogènes au sein d’un groupe et très différents entre les groupes, ce qui n’est typiquement pas le cas en psychologie et en psychiatrie.
- L’évaluation des patients faisant l’objet du traitement (groupe expérimental) doit être comparée à celle d’autres patients ne recevant pas de traitement, ou recevant un placebo, ou recevant un traitement à l’efficacité déjà établie (groupe contrôle). Pourquoi ? Parce que l’amélioration de leur état pourrait être due à l’évolution spontanée du trouble, ou à un autre facteur non contrôlé. Le groupe contrôle permet d’établir l’évolution spontanée, et fournit donc une référence à laquelle l’évolution du groupe expérimental peut être comparée. Étant tenu pour acquis que tout traitement a pour objectif d’améliorer l’état des patients plus que l’évolution spontanée qui serait la leur si on ne s’occupait pas d’eux !
- Les patients appartenant aux différents groupes ne doivent pas différer selon des critères cliniques significatifs (par exemple les troubles bénins dans le groupe recevant le traitement, et les troubles sévères dans le groupe contrôle ; ou les jeunes dans un groupe et les plus âgés dans l’autre ; ou toute autre caractéristique pouvant affecter la réponse au traitement). Ce qui conduit de manière générale à tirer au sort l’attribution des patients aux différents groupes (randomisation). On vérifie a posteriori qu’ils ne différaient sur aucun critère pertinent avant traitement.
- Les patients du groupe contrôle (quelle que soit sa nature) doivent être aussi convaincus que les patients recevant le traitement qu’ils bénéficient d’un traitement efficace (on dit que les patients sont aveugles à la nature du traitement). Car le seul fait d’être pris en charge et de croire qu’on bénéficie d’un traitement efficace améliore en soi l’état des patients, plus que l’absence de traitement (c’est l’effet placebo). Mais quand même, un traitement digne de ce nom doit avoir pour ambition de faire mieux qu’un placebo, n’est-ce pas ?
Pour autant, il ne s’agit pas d’interdire toute discussion de ces critères méthodologiques. Ils peuvent être discutés et contestés.
Intéressons-nous maintenant à une deuxième affirmation souvent émise par les partisans de la psychanalyse.
« La souffrance psychique n’est ni évaluable, ni mesurable ».
Cette phrase, prononcée par Philippe Douste-Blazy en 2004 dans un discours à un congrès psychanalytique, et qui le décrédibilisa définitivement en tant que ministre de la santé, n’est en fait pas de lui. Il ne fit rien d’autre ce jour-là que de répéter l’un des slogans préférés des psychanalystes (toutes écoles confondues), qui leur sert de parade pour se soustraire à toute évaluation.
Commençons par remarquer que la souffrance psychique est déjà largement évaluée et mesurée, dans le cadre des essais cliniques portant sur des médicaments. Personne, pas même un psychanalyste, n’accepterait que l’on mette sur le marché un nouvel antidépresseur sans qu’il n’ait auparavant fait la preuve de son efficacité. C’est-à-dire sans qu’il n’ait été démontré que la souffrance psychique des individus prenant ce médicament diminue significativement plus que celle d’individus ayant des troubles similaires prenant un placebo. La souffrance psychique est donc évaluable et évaluée. Pourquoi la même évaluation de la souffrance psychique que tout le monde exige et admet pour des médicaments ne conviendrait-elle pas pour des psychothérapies ?
Néanmoins ne nous dérobons pas devant la tâche d’expliciter l’évaluation de la souffrance psychique.
Le ressenti subjectif d’un individu n’appartient qu’à lui-même. Personne d’autre que lui ne peut prétendre y avoir un accès direct, personne, pas même un psychanalyste, aussi doué soit-il. Quelles que soient les affiliations théoriques, tout le monde admet que le seul moyen d’accéder partiellement à la subjectivité d’un autre est indirect, et nécessite de se baser sur ce que l’autre veut bien exprimer de ce qu’il ressent. C’est pour cela que tous les psychiatres, psychologues, et autres psys commencent toujours par écouter la plainte de leur patient, ce qu’il dit de son ressenti subjectif, son histoire, point de départ de toute analyse de sa situation. C’est l’occasion de dénoncer le monopole que la psychanalyse prétend avoir sur la subjectivité. Cette prétention est totalement usurpée : tous les thérapeutes s’intéressent à la subjectivité de leur patient, seule une grande ignorance des autres approches thérapeutiques peut conduire certains psychanalystes à dire le contraire. Là où les options théoriques commencent à diverger, c’est dès lors qu’il s’agit d’aller au-delà de ce premier rapport verbal : comment peut-on obtenir plus d’informations, plus fiables, plus pertinentes, sur l’état subjectif de l’autre ? Et surtout, de quelle manière lui venir en aide ?
Nous n’analyserons pas en détail par quelles méthodes chaque approche psychothérapique aborde la subjectivité du patient. Car ce qui nous intéresse ici n’est pas le contenu de l’approche thérapeutique, mais son résultat. La seule chose qui compte pour évaluer l’efficacité d’un traitement, c’est d’évaluer l’état du patient avant et après, et la possibilité de cette évaluation ne dépend pas de la nature du traitement. Il s’agit donc d’être capable d’évaluer, objectivement, de manière fiable, si le patient se sent mal, si le patient se sent bien, s’il se sent mieux après qu’avant traitement. Et comme je l’ai expliqué, pour évaluer ce qu’il ressent, il faut lui demander. C’est d’ailleurs ce que fait tout clinicien. Mais bien sûr, toute la difficulté méthodologique réside dans la manière de lui demander. Allons-y pas à pas.
Le plus simple, c’est tout simplement de demander au patient « Comment allez-vous ? ». Ce à quoi il va donner une réponse verbale qui peut aller de « je suis au fond du trou et je ne vois aucun moyen d’en sortir » à « je suis au top de ma forme » en passant par « ça va ». Et il n’y a plus qu’à comparer la réponse qu’il donne avant et après traitement, pour se faire une idée de si son état s’est amélioré ou pas.
Le premier problème avec cette évaluation va se poser dès lors que l’on veut comparer l’évolution d’un patient à celle d’un autre patient. Par exemple un premier patient dira « je n’ai plus le goût de vivre » avant traitement et « ça va mieux » après. Un deuxième dira « je suis triste tout le temps » avant et « je vois les choses plus positivement » après. Lequel s’est amélioré le plus ? On voit bien que le problème réside en grande partie dans le fait qu’ils utilisent des mots différents, qui ne sont pas directement commensurables. La réponse classique à ce problème est de standardiser le format des réponses que peuvent donner les sujets. Par exemple, on va leur proposer de choisir une réponse sur l’échelle suivante :
- Je ne pourrais pas me sentir plus mal
- Je me sens très mal
- Je me sens mal
- Je ne me sens pas très bien
- Je me sens moyennement bien
- Je me sens assez bien
- Je me sens bien
- Je me sens très bien
- Je ne me pourrais pas me sentir mieux
Ainsi, les réponses de deux patients seront plus directement comparables. Bien sûr, on risque de perdre un peu en richesse et en nuance de l’information, dans la mesure où ce ne sont plus les mots choisis par le sujet lui-même pour décrire son propre état, mais où il doit chercher une correspondance entre son ressenti et les mots qui lui sont proposés. Notons cependant que dans certains cas, cette échelle va au contraire permettre de gagner en richesse et en nuance, par rapport au « ça va » ou au « bof » répondu machinalement par nombre de sujets. Par ailleurs, les termes proposés sont simples, non ambigus, compréhensibles par tous, il n’y a aucune difficulté à choisir la réponse correspondant le mieux à son état subjectif. C’est pourquoi la plupart des échelles d’évaluation proposent au patient de choisir parmi un nombre limité de propositions celles qui correspondent le mieux à son état.
Un autre intérêt de ce genre d’échelle, c’est qu’elle réduit l’influence de la personne qui pose la question. Car le clinicien qui interroge le patient peut influencer ses réponses de multiples manières, par son choix et sa formulation des questions, par son intonation, par des indices non verbaux, etc., ce qui en soit n’est pas condamnable dans le cadre de la thérapie, mais qui dans le but d’une évaluation pose le problème de l’objectivité de la mesure de l’état du patient. Ce que l’on veut mesurer, c’est bien l’état du patient, pas l’influence du clinicien. Standardiser les questions et les réponses est une manière de diminuer l’influence du clinicien. Donner le questionnaire à remplir par écrit permet de la diminuer encore plus. Et faire administrer le questionnaire par une personne différente du thérapeute est le moyen le plus sûr d’empêcher les attentes de ce dernier d’influencer le résultat. On voit donc qu’il est possible de rendre plus objective la mesure de la subjectivité du patient. Cette objectivation de la subjectivité n’est pas le paradoxe qu’elle semble être. Il ne s’agit pas de se débarrasser de la subjectivité du patient, mais de celle du clinicien qui pourrait parasiter l’estimation de la première.
Avec l’échelle ci-dessus, on peut comparer deux patients, mais si on commence à vouloir évaluer l’évolution globale d’un groupe de plusieurs patients, et à comparer l’évolution de deux groupes, on voit bien que c’est impossible avec de simples mots. Comment nous l’avons expliqué précédemment, c’est là que la quantification entre en scène. Là encore c’est extrêmement simple, il suffit d’associer un score à chaque réponse :
Plus le score est élevé, mieux le patient se sent. A partir de là, il devient possible de soustraire les scores pré- des scores post-traitement, de faire des moyennes de scores des patients d’un groupe, et de comparer statistiquement l’évolution de deux groupes. La quantification offre de toute évidence des avantages incomparables à l’évaluation purement qualitative. Et pourtant, elle n’a rien de sorcier. Elle n’est même pas réductrice : à partir du moment où les réponses sont standardisées, leur quantification ne fait perdre aucune information (on peut toujours revenir à la forme verbale pour l’interprétation). La haine viscérale du chiffre manifestée par certains psychanalystes (on peut en lire des exemples dans les commentaires sur ce blog) est donc totalement infondée.
Un autre problème potentiel avec la simple question « Comment allez-vous ? » est que c’est une question unique et globale, qui limite intrinsèquement les informations qu’on peut en obtenir. Par ailleurs, la fiabilité est limitée : sur une question unique, un sujet pourrait répondre n’importe quoi, soit parce qu’il n’a pas bien compris la question, soit parce que pile à ce moment-là quelque chose lui passe par la tête qui biaise sa réponse, etc. Il n’est donc pas raisonnable de miser toute l’évaluation de l’état du sujet sur la réponse à une unique question. Par conséquent, il est important de poser toute une série de questions au sujet, d’une part pour acquérir des informations précises sur tous les aspects jugés pertinents de son ressenti, d’autre part, pour accroître par la redondance partielle des questions la fiabilité des informations obtenues. C’est ainsi que l’on en arrive à concevoir des questionnaires, tels que l’ultra-classique échelle de la dépression de Beck. Comme on le voit, Aaron Beck a rédigé 13 questions qui couvrent les principaux symptômes associés à la dépression, et pour chaque question, 4 réponses possibles couvrant tout le spectre d’intensité possible des symptômes. Pour chaque question, il est aisé de se situer personnellement (même si parfois on hésite entre deux réponses, on se force à choisir la plus proche de ce qu’on ressent, cela affecte peu la précision de l’évaluation). Et même s’il est possible d’avoir un symptôme élevé à une ou deux questions pour des raisons idiosyncrasiques, on voit bien qu’il est difficile de déclarer de nombreux symptômes sans être véritablement dans un état de dépression sévère, ce qui permet d’avoir une mesure fiable de l’état dépressif global du sujet.
On remarque au passage un deuxième avantage de la quantification, qui est de pouvoir cumuler les réponses à plusieurs questions. On obtient ainsi un nombre (entre 0 et 39 dans l’échelle de Beck) qui a une bien meilleure fiabilité et une bien meilleure précision que le score entre 1 et 9 issu de la réponse à la seule question « Comment allez-vous ? ». Si l’on souhaite se servir de ces scores pour prendre une décision (concernant une prise en charge, par exemple), on peut utiliser des seuils (par exemple Beck suggère 16 comme seuil clinique de la dépression sévère).
Examinons quelques objections qui viennent immédiatement à l’esprit face à une telle échelle :
- Ces questions (ou les réponses associées) sont ridicules, ou non pertinentes, ou pas assez nombreuses, ou mal formulées. Qu’à cela ne tienne, il suffit au clinicien insatisfait de l’échelle de Beck de proposer de nouvelles questions, réponses, formulations, qui lui paraissent plus pertinentes. Et de faire le travail de validation consistant à vérifier que les scores recueillis correspondent bien aux symptômes et à l’état clinique du patient qu’il essaye d’évaluer. Plus simplement, un tel travail ayant déjà été fait à de nombreuses reprises par des cliniciens et des chercheurs de toutes les affiliations théoriques, il suffit de choisir parmi tous les outils déjà existant celui qui parait le plus approprié.
- Ce critère diagnostique de la dépression est arbitraire/ridicule. Personne n’a dit qu’un diagnostic pouvait être formulé sur la seule base d’un questionnaire standardisé et d’un seuil. En l’occurrence, il existe dans les classifications internationales des critères diagnostiques précis pour la dépression, qui prennent en compte tout un ensemble de facteurs. L’échelle de Beck n’a pas pour fonction de diagnostiquer la dépression à elle toute seule, mais d’estimer l’intensité des symptômes dépressifs. Crucialement, dans le but de l’évaluation de l’efficacité d’un traitement, aucun seuil n’est nécessaire : l’évolution des scores suffit.
- Et si le sujet répond quelque chose qui n’est pas en rapport avec ce qu’il ressent ? Comme je l’ai expliqué plus haut, on est totalement dépendant du bon vouloir du sujet pour accéder à sa subjectivité. S’il ne veut pas livrer son ressenti, on n’y aura pas accès, par quelque méthode que ce soit. Cette limite s’applique de manière égale à toutes les approches, psychanalyse comprise. La seule alternative peut être parfois d’obtenir des informations auprès de proches du sujet. Par exemple il existe d’autres questionnaires qui peuvent être remplis par des proches, qui peuvent donner une estimation de l’état dépressif d’une personne (par exemple celui de Montgomery et Asberg). Il ne s’agit alors plus d’une mesure de la subjectivité mais plutôt des symptômes comportementaux visibles résultant de l’état subjectif de la personne.
Bien évidemment, j’ai pris ici pour exemple la dépression et l’échelle de Beck, mais la même approche s’applique pour tous les troubles et tous les types de souffrance psychique que l’on souhaite évaluer (anxiété, phobies, obsessions…). La même approche s’applique aussi dans les cas où l’objet du traitement n’est pas la souffrance psychique, mais plutôt des capacités cognitives, des apprentissages, des comportements, ou des paramètres sociaux. C’est le cas typiquement pour l’autisme, les troubles du langage et des apprentissages. Dans tous les cas, il est important de choisir les outils d’évaluation appropriés par rapport aux objectifs thérapeutiques du traitement. Sachant que choisir des indicateurs cognitifs comme objectif principal d’un traitement n’exclut absolument pas de s’intéresser aussi à une éventuelle souffrance psychique des mêmes individus, et de leur offrir un traitement approprié pour cela.
Le point plus général qu’illustre l’exemple de l’échelle de dépression de Beck, c’est que tout aspect de la subjectivité humaine peut être, dans une certaine mesure, objectivé et quantifié. L’étude de la subjectivité n’est certainement pas l’exclusivité de la psychanalyse, c’est aussi un champ de recherches très actif dans les sciences cognitives. La principale limite à l’objectivation est ce que la personne veut bien communiquer de son état subjectif, et les mots qu’elle utilise pour le faire. Car s’il est une source de réduction et de déformation de la subjectivité, c’est bien le langage humain, avec ses mots imprécis, limités, discrets, qui taillent inévitablement en pièces un ressenti subjectif qui n’a aucune raison de se plier aux catégories sémantiques de la langue. Mais le langage est le seul moyen d’accéder à la subjectivité d’un autre, et cette limite infranchissable s’impose de manière égale à tous les thérapeutes de toutes obédiences. Une fois la subjectivité imparfaitement traduite en mots, l’étape ultérieure consistant à standardiser les mots utilisés et à les convertir en chiffres est extrêmement bénigne, bien moins réductrice que l’étape de verbalisation.
On voit finalement qu’évaluer la souffrance psychique n’est pas quelque chose de si compliqué que cela, et ne repose pas sur des hypothèses extravagantes. C’est en fait très simple, et c’est très proche de ce que font tous les cliniciens tous les jours en posant des questions à leurs patients. Simplement, c’est une manière de poser les mêmes questions un peu plus structurée, qui permet d’avoir des résultats plus fiables, reproductibles, quantifiables et comparables.
En tout état de cause, comme dans toute approche scientifique, la validité des échelles d’évaluation est elle-même une question empirique, qui doit être testée rigoureusement. Par exemple, en administrant l’échelle de Beck à une large population, on peut observer la distribution des scores, identifier les personnes ayant les scores les plus élevés, et déterminer si ces personnes, et seulement celles-ci, ont des symptômes dépressifs sévères selon les critères diagnostiques usuels des psychiatres. Mieux encore, on peut évaluer dans quelle mesure les scores obtenus sur une échelle prédisent le pronostic du patient. Ces tests de sensibilité, de spécificité, de validité externe, permettent d’estimer la qualité de toute échelle d’évaluation, et conduisent soit à l’adopter, soit à la modifier, soit à l’abandonner.
Remarquons une fois de plus que rien de ce qui a été dit ci-dessus n’est spécifique à un traitement particulier. Pour évaluer la souffrance psychique, il suffit de poser les bonnes questions de manière fiable. Pour évaluer un traitement de la souffrance psychique, il suffit d’évaluer cette souffrance avant et après traitement. De ce point de vue, le traitement est traité comme une boîte noire : sa nature est absolument sans importance. Cela peut être une psychothérapie aussi bien qu’un médicament, et parmi toutes les psychothérapies, cela peut être n’importe quelle approche théorique.
Rien, absolument rien dans les thérapies psychanalytiques n’est incompatible avec la possibilité d’évaluer la souffrance psychique des patients avant et après la cure analytique.
Ceci étant expliqué, il incombe à ceux qui contesteraient la pertinence de telles évaluations de la souffrance psychique d’expliciter précisément en quoi ces évaluations sont non pertinentes. Il leur incombe aussi de répondre à la demande de leurs patients, qui, eux, trouvent le plus souvent dans ces échelles d’évaluation un reflet fidèle de leur état et aimeraient beaucoup voir l’intensité de leurs symptômes, et donc leurs scores, diminuer (sur l’échelle de Beck ou sur une autre). Il leur incombe enfin, puisqu’ils disent que « la psychanalyse ça marche », d’expliquer quelles sont les méthodes qui leur permettent d’aboutir à cette évaluation positive, et de s’exposer à un débat scientifique sur les limites de leur méthodologie. En particulier, étant données toutes les limites méthodologiques et tous les biais potentiels affectant les évaluations des traitements qui ont été exposés dans cet article, il leur incombe d’expliquer comment eux, parmi tous les cliniciens, parviennent à échapper à tous ces biais et à ne pas se leurrer lorsqu’ils affirment voir un effet positif de leur pratique sur leurs patients.
CRITIQUES ET RÉPONSES
La plupart du temps, les critiques sérieuses adressées aux échelles d’évaluation mettent en cause la formulation des questions ou des réponses ou leur nombre. La réponse naturelle à ces critiques est simplement de proposer des modifications des échelles dans le sens voulu. Il n’y a pas là matière à remettre en question la démarche générale de ces évaluations. Pour cette raison, les psychanalystes préfèrent la plupart du temps situer leur critique à un autre niveau, leur permettant de balayer d’un revers de main toutes les évaluations, sans avoir à s’engager dans des discussions méthodologiques sans issue pour eux. Ci-dessous j’anticipe les critiques les plus courantes et les réponses qu’on peut y apporter.
« L’homme ne peut pas être réduit à un chiffre »
Bien sûr. Ce n’est d’ailleurs nullement le but de l’évaluation.
L’utilisation d’évaluations quantifiées (comme le score total de l’échelle de Beck) n’implique pas de croire que l’état subjectif de la personne peut se résumer à un nombre. On traite simplement le nombre comme une estimation imparfaite d’un état particulier de la personne. Il en est exactement de même lorsque l’on mesure un taux de glycémie, il ne résume pas à lui tout seul l’état de santé de la personne, ni même l’état de son pancréas. Il fournit une indication imparfaite et indirecte du fonctionnement de certaines cellules de son pancréas, à un instant donné, modulé par de nombreux autres facteurs (par exemple l’état nutritionnel, l’activité physique). Néanmoins ce nombre est extrêmement utile pour se faire une idée des risques pesant sur la santé d’un individu, et des mesures à prendre pour la préserver. Il permet aussi de quantifier l’efficacité de certains traitements du diabète. La seule chose qui importe, c’est que le nombre en question fournisse une estimation suffisamment fiable d’un état de la personne qui soit pertinent par rapport à sa plainte et par rapport au traitement qui lui est proposé. Les nombres qui sortent des évaluations de la souffrance psychique ne sont de ce point de vue pas différents de ceux qui sont produits par toutes les mesures physiologiques que l’on peut faire sur l’organisme : ils sont certes réducteurs, mais fiables, informatifs et utiles pour certains usages. C’est tout ce qu’on leur demande.
« On ne peut évaluer que ce qui a un effet mesurable sur le corps. Une psychothérapie, contrairement à un médicament, n’a pas d’effet mesurable sur le corps, donc n’est pas évaluable »
Cet argument est clairement dualiste : faut-il imaginer que les psychothérapies concernent une âme immatérielle, sans aucun lien avec le corps ? Si c’était le cas, c’est sûr que cela n’aurait aucun sens de vouloir les évaluer. Mais ce n’est pas le cas. Si les psychothérapies peuvent avoir un quelconque effet sur ce que ressent une personne, cela ne peut être que parce qu’elles ont un effet sur le substrat matériel de ce ressenti, à savoir son cerveau. Les psychothérapies, tout comme les médicaments, modifient le cerveau du patient ! Tout comme le fait de lire ces lignes modifie aussi le cerveau du lecteur.
Et il se trouve que ces modifications sont bel et bien mesurables. Voici par exemple les liens vers deux revues récentes de la littérature scientifique sur les effets cérébraux de certaines psychothérapies (comparés aux effets cérébraux de psychotropes) :
https://www.nature.com/articles/4001816
http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/21963442
En l’occurrence, que ces effets soient mesurables ou pas est avant tout une question technique et méthodologique. Il y a 40 ans, on ne savait pas les mesurer, ces effets n’en étaient pas moins réels. Et la possibilité d’évaluer les psychothérapies n’a jamais dépendu de la possibilité technique de mesurer ces effets sur le cerveau. Il suffit de demander au sujet ce qu’il ressent, et de comparer sa réponse avant et après traitement, comme nous l’avons explicité ci-dessus.
« La psychanalyse ayant pour objet même la subjectivité, elle ne peut se contenter de réponses standardisées à des questions standardisées »
Evidemment. Personne n’a jamais proposé qu’une psychothérapie, analytique ou pas, doive se faire uniquement par échange de questionnaires standardisés entre le patient et le thérapeute ! A chaque approche thérapeutique de définir quels types d’échanges sont nécessaires. Les échelles d’évaluation standardisées ne sont nécessaires que lorsque l’on souhaite évaluer objectivement l’évolution de l’état du patient, dans le cadre d’une recherche clinique. Et dans ce cas on ne les utilise qu’avant et après traitement, pas à la place évidemment !
La psychanalyse fait du sur-mesure pour chaque individu, et ne peut donc se prêter à des évaluations de protocoles standardisés.
La psychanalyse se pratique sur de longues durées incompatibles avec les protocoles de recherche clinique.
Il est vrai que plus un traitement est long, plus la recherche clinique visant à évaluer son efficacité va être longue et coûteuse. C’est sans doute pour cela qu’il existe un nombre beaucoup plus grand d’études cliniques portant sur des thérapies relativement brèves (durée ?) que sur des thérapies plus longues. Néanmoins, les évaluations des traitements longs sont parfaitement possibles. Après tout, en épidémiologie, on sait bien suivre l’état de santé de grandes populations pendant des décennies. Il n’y a aucun obstacle méthodologique à évaluer l’efficacité de traitements se prolongeant pendant plusieurs années. D’ailleurs il y a bel et bien eu des évaluations des psychothérapies psychanalytiques de longue durée, elles ont été méta-analysées récemment dans l’article de Leichsenring et Rabung (2008). Notez que même si cet article semble afficher des résultats favorables aux psychothérapies psychanalytiques longues, Bhar et al. ont révélé qu’il comportait de grossières erreurs statistiques, ce à quoi les auteurs n’ont jamais répondu sur le fond (cf. la réponse de Leichsenring et Rabung, la conclusion de Coyne et al., et une autre critique de Pignotti et Albright, 2010).
Quel que soit le mot de la fin sur l’efficacité des psychothérapies longues, dans la mesure où pour la plupart des troubles mentaux il existe des psychothérapies brèves à l’efficacité démontrée, on est en droit de se demander quel est l’intérêt de proposer délibérément des thérapies plus longues (pour les patients, bien sûr, car pour les thérapeutes l’intérêt est évident). Du point de vue des patients, le temps passé en état de souffrance psychique compte ! La rapidité d’une méthode thérapeutique à modifier l’état des patients est donc en soi un critère d’efficacité (et même un critère éthique) à prendre en compte. Il faudrait par conséquent que les psychothérapies longues apportent des bénéfices bien supérieurs aux psychothérapies brèves pour que des psychothérapies longues puissent avoir un véritable intérêt. En l’occurrence, la prétention des psychanalystes à obtenir des effets bénéfiques plus durables que d’autres approches n’est pas confirmée par les essais cliniques analysant les taux de rechute.
« La pratique psychanalytique » n’existe pas, car il y a de nombreuses écoles, de nombreuses pratiques, chaque analyste travaille à sa manière. Donc on ne peut évaluer la pratique psychanalytique.
On pourrait tout de même se hasarder à caractériser ce que toutes les « pratiques psychanalytiques » semblent avoir en commun, à savoir le fait d’écouter les patients parler, de les inviter à explorer leurs souvenirs, plus particulièrement ceux de leur enfance et de leurs rêves, à faire de libres associations, et de leur fournir des interprétations de ces souvenirs et de ces associations, interprétations guidées par les théories freudiennes ou par des théories dérivées des idées freudiennes. Dans cette acception très générale, il est possible d’évaluer « la pratique psychanalytique », en évaluant l’évolution des patients d’un ensemble de psychanalystes adhérant à ce type de pratiques.
Mais peut-être qu’une telle chose n’a pas de sens, parce qu’il existe de multiples écoles psychanalytiques ayant des théories et des pratiques divergentes. Qu’à cela ne tienne, il suffit donc d’évaluer les pratiques des psychanalystes de chaque école séparément. Ainsi on saura qui des freudiens, des jungiens, des kleiniens, des lacaniens, et de je ne sais quelle autre école, a véritablement des pratiques thérapeutiques efficaces. Ce serait d’ailleurs un moyen inédit de donner une conclusion empirique aux guerres picrocholines que se livrent toutes ces écoles (mais pourquoi donc n’y ont-ils pas pensé eux-mêmes ?). Bien entendu, si l’école ou l’association psychanalytique est un niveau de description encore trop grossier ou trop hétérogène, il suffit de faire le même travail pour les sous-écoles, les micro-sectes ou n’importe quel groupe jugé pertinent et suffisamment homogène par les psychanalystes eux-mêmes. Et bien entendu, comme tous les professionnels ne peuvent pas être bons, et qu’il serait injuste de juger les bons professionnels en moyennant leurs résultats avec ceux des mauvais, chaque école ou groupe pourrait simplement désigner ses professionnels exemplaires dont on pourrait évaluer les patients, pour se faire une idée de l’efficacité de leurs pratiques quand elles sont bien réalisées.
Et s’il n’existait aucun groupe définissable ayant des pratiques suffisamment homogènes ? Cela serait bien curieux, car à quoi bon tous se réclamer de la psychanalyse, si c’est pour avoir des pratiques totalement idiosyncrasiques ? Si les pratiques étaient à ce point hétérogènes, le mot même de psychanalyse, ou de psychanalyse jungienne, ou lacanienne, serait complètement creux, et n’identifierait rien qui soit d’une quelconque utilité pour les patients. Seul le nom du thérapeute aurait un intérêt. Eh bien, même dans ce cas de figure, quand bien même il n’y aurait qu’un seul psychanalyste compétent au monde, on pourrait encore évaluer l’état de ses patients avant et après traitement, et déterminer ainsi si la psychanalyse idéale pratiquée par le champion du monde de la discipline a une efficacité.
Mais on sait bien qu’il n’y a pas lieu d’en arriver là, car les textes psychanalytiques regorgent de prétentions thérapeutiques attribuées à LA psychanalyse, ou à une école de pensée ou une autre (et pas seulement à un unique professionnel), et ce sont ces prétentions qu’il s’agit d’évaluer. Il faut simplement les évaluer de manière juste, en laissant le soin aux psychanalystes eux-mêmes de définir ce qu’est la pratique reflétant le mieux leur école de pensée, et d’identifier qui l’exerce dans les règles de l’art. Une fois qu’ils ont délimité un ensemble de professionnels adhérant à une certaine école de pensée et ayant une pratique jugée de qualité, il n’y a plus qu’à évaluer leurs patients avant et après.
« La psychanalyse n’a pas pour but de guérir, la psychanalyse, c’est autre chose »
En réponse aux critiques consécutives aux évaluations de pratiques psychanalytiques, certains psychanalystes se retranchent sur une position remarquablement modeste : ils argumentent que la psychanalyse n’est pas une thérapie, n’est pas un soin, n’a pas pour but principal la guérison des troubles, ni la réduction des symptômes. L’objectif principal de la psychanalyse est « ailleurs », il est d’offrir à chacun la possibilité d’explorer son inconscient dans un but de développement personnel, ou il est d’offrir une forme de direction de conscience (je résume ici de manière simple des allégations souvent bien plus lyriques). Écoutons par exemple Richard Abibon :
« la psychanalyse n’est pas la médecine, donc elle ne guérit pas car elle ne s’attaque pas à des maladies et il n’y pas de patients, car ils ne sont pas malades. »
« Et le choix de la psychanalyse, c’est autre chose. C’est faire le choix de chercher qui on est, quel but on a dans la vie, quelle voie choisir, qu’est-ce qu’on désire, qui on aime, pourquoi, etc : rien à voir avec la médecine, rien à voir avec la maladie, rien à voir avec la guérison. »
« Si on ne trompe pas les gens sur la marchandise, les gens peuvent choisir : à condition qu’on sache leur expliquer ce qu’est la psychanalyse ! »
Fort bien ! Dans ce cadre restreint je suis d’accord que l’évaluation de la psychanalyse n’est pas d’une grande urgence (encore que, les demandeurs de développement personnel pourraient légitimement avoir envie de savoir quelles approches parmi toutes celles disponibles dans ce domaine sont les plus susceptibles de les aider). Mais alors, il faut tirer toutes les conséquences d’ambitions aussi modestes, et déclarer très clairement au public que la psychanalyse n’a pas pour but de soigner des troubles mentaux. Il faut donc que les psychanalystes s’abstiennent absolument de faire miroiter une possible amélioration de leur état à des patients autistes, schizophrènes, dépressifs, anxieux, obsessionnels-compulsifs, bipolaires, etc., et s’abstiennent de les prendre en charge en lieu et place d’une autre forme de soin véritablement thérapeutique. En somme, la conséquence de cette position devrait être d’évacuer d’urgence la psychanalyse du champ de la psychiatrie et de la psychologie clinique.
En revanche, concernant tous les psychanalystes qui persistent à revendiquer la capacité à soigner des troubles mentaux, et qui souhaitent continuer à opérer dans le champ de la psychiatrie et de la psychologie clinique, il est totalement inacceptable de revendiquer que leurs pratiques, seules parmi tous les actes de soins, échappent à toute évaluation. Cette revendication est d’ailleurs contradictoire avec le code de déontologie médicale et le code de déontologie des psychologues, qui tous deux prescrivent que les pratiques thérapeutiques doivent être validées scientifiquement.
* Je fais référence à la « médecine fondée sur des preuves » parce que c’est le terme consacré en français, mais je suis d’accord avec un certain nombre de commentateurs (notamment Foncin, 2007) pour dire qu’il s’agit d’une traduction impropre de « evidence-based medicine ». Dans le contexte de la recherche scientifique, une traduction plus juste du mot « evidence » serait « données factuelles ». La médecine scientifique est une médecine fondée sur des données factuelles, collectées et analysées rigoureusement, par rapport à une médecine qui serait fondée sur des croyances et des observations informelles. Malheureusement il n’est pas dans mon pouvoir de faire modifier cette expression, aussi mal traduite qu’elle soit. ↑
Foncin, J. F. (2007). « Evidence Based Medicine » et recherche clinique en neurologie et psychiatrie. Psychiatrie Française, 3, 2-12.
En complément, Nicolas Gauvrit discute de l’évaluation des psychothérapies sur le Balado de la Science et de la Raison.
Hé bien merci ! Excellent article qui fait le tour d’une question complexe
Merci pour cet article très instructif.
C’est un excellent article. Merci.